Lettre du CCN au CLSCS-P/T : Besoin urgent de transformer le système d’hémovigilance canadien – Appel à l’action

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Objet : Besoin urgent de transformer le système d’hémovigilance canadien – Appel à l’action

Chères et chers collègues du CLSCS-P/T,

Le Comité consultatif national sur le sang et les produits sanguins (CCN) souhaite exprimer au CLSCS-P/T son grand désarroi face à la décision de l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) de supprimer le Programme de contributions pour la sûreté du sang (PCSS), qui comprend le Système de surveillance des incidents transfusionnels (SSIT) et le Système de surveillance des erreurs transfusionnelles (SSET), et ce, à compter du 31 mars 2026. Cette décision unilatérale a été communiquée le 28 août 2024, sans aucune consultation externe ni aucun avertissement à la communauté transfusionnelle. Seuls quelques receveurs contribuant par eux-mêmes aux données des programmes SSIT et SSET ont directement reçu l’annonce de l’ASPC.

Le PCSS et ses programmes associés ont initialement été mis en place dans la foulée du rapport Krever, à la suite de la très grave crise de santé publique des années 1980, lors de laquelle des milliers de Canadiens ont été infectés par une maladie transmissible par transfusion souvent mortelle. L’hémovigilance, qui est définie par l’Organisation mondiale de la Santé comme l’ensemble des procédures de surveillance couvrant la totalité de la chaîne transfusionnelle, est alors devenue une norme de soins indispensable étant donné les préoccupations liées aux risques transfusionnels. Dans ses conclusions, le juge Krever incluait des recommandations explicites en faveur d’un système d’hémovigilance canadien :

40: Il est recommandé que l’on instaure un programme actif de surveillance postcommercialisation pour les constituants sanguins et les produits sanguins.

43: Il est recommandé que l’on accorde au Bureau des produits biologiques et radiopharmaceutiques suffisamment de ressources pour mener sa tâche à bien.

48: Il est recommandé que les organismes régissant l’exercice de la médecine et de la chirurgie dans les provinces et les territoires intègrent aux normes de pratique l’obligation pour les médecins de déclarer au service national du sang les réactions indésirables à la transfusion de constituants sanguins et celle de déclarer au service national du sang et aux fabricants les réactions indésirables à l’administration de produits sanguins.

Le juge Krever recommandait un système dans lequel le gouvernement fédéral serait clairement responsable en dernier ressort de la pérennisation d’un système d’hémovigilance national. C’est de cette recommandation qu’est partie la mise en place du nouveau système d’approvisionnement en sang au Canada à la fin des années 1990, sous la direction d’Alan Rock, alors ministre fédéral de la Santé. Le PCSS et ses activités sont à la base du système d’hémovigilance canadien, dont le but est d’améliorer la sûreté des transfusions en repérant et prévenant les réactions indésirables chez les receveurs – ces programmes venant compléter les activités des fournisseurs nationaux de sang. La décision de mettre fin au système d’hémovigilance du Canada affaiblirait considérablement la protection des receveurs de sang au Canada par rapport à d’autres systèmes de santé comparables, ce qui rendrait le pays vulnérable à la récurrence d’anciennes tragédies. Il est essentiel que le gouvernement fédéral annule sa décision de mettre fin au financement du programme national de surveillance de la sûreté transfusionnelle, car l’absence d’une telle surveillance postcommercialisation mettra à mal la sécurité des patients, la confiance du public et la réputation du Canada à l’international. Nous voyons là une occasion pour le gouvernement de s’associer à la communauté transfusionnelle pour renforcer le système canadien afin d’offrir les meilleurs soins possibles aux patients tout en optimisant le retour sur investissement.

Mis en place en 1998 après l’approbation du financement par le gouvernement fédéral, le PCSS relève de la responsabilité fédérale. En vertu de l’accord initial, un budget annuel de 4 millions de dollars a été alloué au PCSS sous forme de salaires, d’activités et d’entretien du programme. Créé en 2001 pour améliorer le programme de base, le SSIT est un système national volontaire de surveillance continue qui surveille les effets indésirables graves et modérés ainsi que certains effets indésirables mineurs liés à des transfusions qui se produisent dans les milieux de soins de santé au Canada. Étant donné l’importance des erreurs et des quasi-erreurs transfusionnelles qui se répercutent sur les patients, l’ASPC a financé et lancé le SSET en 2005 à titre de projet pilote, avec le soutien d’un groupe de travail national.

De manière tout à fait regrettable, la contribution fédérale au PCSS a diminué, le dernier financement s’élevant seulement à 2,19 millions de dollars, ce qui rend inefficace l’hémovigilance. Le SSIT et le SSET ne fonctionnent pas bien, comme l’a souligné le rapport d’évaluation du PCSS de l’ASPC publié en février 2023 par le Bureau de l’audit et de l’évaluation. Cette opinion est partagée par le milieu transfusionnel canadien, qui cherche depuis longtemps à renforcer le programme et qui s’est dit choqué et indigné de la décision d’éliminer ce programme, plutôt que de le renforcer.

Malgré des ressources insuffisantes, les hôpitaux se sont montrés inébranlables dans leur engagement en faveur de l’hémovigilance, les provinces et les territoires se servant des fonds limités pour appuyer l’entrée des données dans la base de données du Réseau canadien d’information sur la santé publique (RCISP), tant pour le SSIT que pour le SSET. Les données de plus de 98 % des établissements de transfusion au Canada sont disponibles dans le SSIT, même si le programme SSET n’est pour sa part financé et mis en place que dans 30 % de ces établissements. Bien que chaque province et chaque territoire soumette chaque année des données pour que se poursuive l’engagement financier du programme fédéral, le manque de ressources du SSIT a empêché une analyse approfondie des données ainsi que la remise de rapports nationaux réguliers aux provinces et territoires.

Lors d’une rencontre d’information tenue le 10 septembre 2024 par l’ASPC et Canada Vigilance de Santé Canada, l’ASPC a justifié la suppression du PCSS comme suit :

  1. Les objectifs du PCCS ne s’alignent pas sur le mandat et les priorités de l’ASPC.
  2. La suppression du PCSS n’a pas d’impact significatif sur l’hémovigilance étant donné que les provinces et les territoires disposent de ressources suffisantes pour continuer à collecter les informations sur les réactions indésirables transfusionnelles.
  3. L’ASPC n’était pas assez rapide dans la collecte et la synthèse des données pour que cela oriente les décisions.
  4. La surveillance en continu des réactions graves menée par Canada Vigilance de Santé Canada était supposée suffisante pour aller dans le sens des recommandations du rapport Krever.

Nous maintenons que chacune de ces affirmations est fausse ou inexacte :

  • Le mandat de l’ASPC tel qu’il est publié sur le site Web de l’Agence est notamment de prévenir et contrôler les maladies chroniques, les blessures et les maladies infectieuses, ainsi que de renforcer la collaboration intergouvernementale dans le domaine de la santé publique.
  • La suppression du PCSS est d’une grande importance, puisque seuls quelques provinces et territoires disposent actuellement des bases de données nécessaires pour recueillir les informations sur les réactions indésirables transfusionnelles, indépendamment de la base de données du RCISP. En fait, chaque juridiction dépend aujourd’hui des ressources fédérales et de la base de données du RCISP pour l’entrée des données sur les réactions indésirables, leur stockage, la génération de rapports et leur compilation. Malgré des ressources limitées, cette activité se poursuit, puisque les normes d’agrément des laboratoires hospitaliers au Canada exigent la soumission de rapports réguliers à un programme d’hémovigilance. Le manque imminent d’une base de données nationale sur les réactions indésirables transfusionnelles menace la collecte de données et l’agrément des laboratoires hospitaliers, ainsi que l’accessibilité et l’utilisation des données historiques du RCISP.
  • La plus récente publication complète sur les données du SSIT était un rapport sommaire de 2016 à 2020. En juin 2024, seule une infographie de données datant de 2022 était publiée. Il faut voir en ces lacunes une preuve du manque de ressources et d’engagement au sein du SSIT national, et non du peu d’importance de l’hémovigilance. En raison d’une analyse nationale tardive et insuffisamment détaillée, la prise de décisions et l’élaboration des politiques se sont fondées sur les efforts des provinces et des territoires à exploiter leurs données.
  • Sur le plan de la santé publique, l’hémovigilance dépend de la collecte exhaustive de données dans tout le Canada pour détecter les signaux de risques transfusionnels. Ce processus est actuellement facilité par la base de données du RCISP, qui normalise et collige les données en vue de leur agrégation et de leur analyse, mais qui sera abandonnée avec la suppression du PCSS. En tant que dépositaire unilatéral, Canada Vigilance de Santé Canada enregistre uniquement les réactions transfusionnelles graves liées à la qualité du sang, omettant ainsi une grande partie des données enregistrées dans le SSIT et le SSET.

Quelles conséquences pour les patients et le public si le PCSS est supprimé? Pour les patients présentant des risques particuliers, la transfusion sanguine est l’un des traitements les plus répandus et efficaces en raison de son origine humaine, contrairement aux autres traitements pharmaceutiques. Sans une solution de remplacement adaptée, le Canada n’aurait ni les infrastructures ni les organisations nécessaires pour maintenir l’hémovigilance. S’il est vrai que l’approvisionnement en sang est devenu plus sûr grâce à la sélection des donneurs et aux tests permettant de détecter toute maladie transmissible par transfusion, un excès de confiance produirait un résultat malheureux et dangereux. Les systèmes d’hémovigilance fonctionnent de concert avec les fournisseurs de sang pour détecter et atténuer les menaces émergentes et les risques. Par chance, les nouveaux agents infectieux apparus ces dernières années, comme Zika et le SRAS-CoV-2, n’ont que très peu touché le système d’approvisionnement en sang, notamment grâce à la mise en place d’actions rapides par le biais de la surveillance internationale. Toutefois, les menaces liées aux maladies émergentes persistent, en particulier à cause des changements climatiques et de leurs conséquences sur les maladies transmises par les arthropodes et les tiques.

La fonction de dépositaire unilatéral de Canada Vigilance de Santé Canada en matière de « surveillance postcommercialisation » pour les constituants sanguins et les produits sanguins est incomplète et inefficace. Aucun rapport sommaire n’étant généré aux fins d’examen par les établissements hospitaliers, ces informations ne peuvent pas être utilisées pour améliorer le système. À titre d’exemple : en vertu du Règlement sur le sang, Canada Vigilance de Santé Canada reçoit des rapports sur le syndrome respiratoire aigu post-transfusionnel (TRALI), qui est considéré comme lié à la qualité du sang. Mais Canada Vigilance n’a publié aucun rapport sommaire annuel indiquant le nombre de TRALI à l’échelle nationale. Cependant, l’analyse des taux nationaux de TRALI via le SSIT a permis aux fournisseurs de sang de mener des enquêtes qui ont identifié la nécessité d’exclure les donneuses multipares pour atténuer le risque de TRALI chez les receveurs de composants sanguins. Ainsi, le taux d’incidence des TRALI à l’échelle canadienne est passé de 1:5 000 à 1:10 000 receveurs de composants sanguins. Sans ces données, il serait impossible, d’une part, de comprendre les taux de réactions indésirables et, d’autre part, de définir et mettre au point des interventions pour protéger les receveurs de transfusion.

Par ailleurs, les réactions transfusionnelles qui ne sont pas liées à la qualité du sang ne sont pas enregistrées par Canada Vigilance de Santé Canada. Or il est essentiel de surveiller la fréquence de ces réactions pour repérer les réactions groupées ou les tendances liées à un lot de produits qui peuvent être associées à l’apparition d’un agent pathogène émergent ou à une nouvelle pratique hospitalière (c’est notamment le cas de la surcharge circulatoire post-transfusionnelle, qui est aujourd’hui la réaction indésirable la plus fréquente entraînant le décès du patient). Cette surveillance permet ultimement d’intervenir et d’atténuer le risque d’autres réactions transfusionnelles chez les patients. Il n’est possible de détecter les dangers actuels et émergents qu’en intégrant à la santé publique l’ensemble des réactions indésirables et des lacunes des systèmes au Canada, et ce, grâce à une analyse proactive.

Avec l’arrêt du financement fédéral, d’importantes ressources hospitalières liées à la sûreté transfusionnelle sont désormais menacées. L’arrêt du financement annuel du PCSS impliquera le licenciement de membres du personnel dans les provinces et les territoires qui contribuent actuellement à la sûreté transfusionnelle et à l’entrée des données, tout comme la possible fermeture forcée des bases de données et des programmes éducatifs des provinces et territoires. Par ailleurs, ce manque de personnel et de bases de données de signalement menacera les activités hospitalières et l’agrément des laboratoires, exerçant d’importantes pressions inattendues sur les budgets provinciaux et territoriaux pour financer les ressources nécessaires à la réalisation des activités de surveillance des réactions transfusionnelles en milieu hospitalier.

Nous demandons au gouvernement fédéral de veiller à ne pas fragiliser la confiance du public dans le système d’approvisionnement en sang du Canada. La suppression du programme de surveillance de la sûreté du sang fait peser un risque énorme sur la réputation de la santé publique fédérale. La collecte et la surveillance des données sur les réactions indésirables sont des normes de soins internationales pour la création de politiques et de pratiques qui renforcent la sûreté transfusionnelle. Toute réaction indésirable résultant de la suppression du PCSS et de la dissolution de l’hémovigilance au Canada sera un fardeau pour les patients, et les coûts incomberont à la province ou au territoire concerné. Le Canada doit s’aligner sur des programmes d’hémovigilance modernes et efficaces à travers le monde, comme le Serious Hazards of Transfusion (SHOT) System du Royaume-Uni, le Centre for Disease Control’s National Healthcare Safety Network des États-Unis ainsi que les organisations représentées au sein du Réseau international d’hémovigilance; tous ces programmes mettent de plus en plus l’accent sur le rôle des pratiques et des erreurs des hôpitaux dans les préjudices causés aux patients, tout en maintenant des activités solides.

Afin de garantir la surveillance de la santé publique et la sûreté transfusionnelle, il est impératif qu’un système d’hémovigilance solide et durable soit mis en oeuvre au Canada.

En tant qu’organisme consultatif médical et technique pour le CLSCS-P/T, le CCN recommande les deux actions suivantes à l’ASPC :

  1. Annuler sa décision de retirer le financement de l’hémovigilance nationale, et
  2. Réformer le système d’hémovigilance canadien pour garantir une structure réactive et responsable, qui fasse participer les gouvernements provinciaux et territoriaux ainsi que les acteurs du milieu de la médecine transfusionnelle.

À titre de membres du CCN, nous sommes prêts à participer à des consultations avec les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ainsi qu’avec nos collègues du système de santé afin d’établir un nouveau système d’hémovigilance doté d’un financement suffisant en tant que programme national essentiel et durable. Nous vous demandons de bien vouloir porter de toute urgence ces préoccupations à l’attention de vos responsables gouvernementaux.

Bien que le Québec ait un rôle d’observateur au sein de ce comité, il partage les préoccupations exprimées dans cette lettre.

Merci pour votre attention.

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2025-01-22 AS & OPG Signatures on Hemovigilance Letter_FR

 

Copie à :   Honorable Mark Holland, ministre de la Santé, Santé Canada
                 Greg Orencsak, sous-ministre de la Santé, Santé Canada
                 Heather Jeffrey, président, Agence de la santé publique du Canada
                 Theresa Tam, administratrice en chef de la santé publique du Canada, Agence de la santé publique du Canada
                 Semhar Zerat, directeur, Programme de contributions pour la sûreté du sang, Agence de la santé publique du Canada
                 Graham Sher, chef de la direction, Société canadienne du sang
                 Nathalie Fagnan, présidente et chef de la direction, Héma-Québec
                 Isra Levy, vice-président aux affaires médicales et à l’innovation, Société canadienne du sang
                 Marc Germain, vice-président aux affaires médicales et à l’innovation, Héma-Québec
                 Vincent Laroche, président, Comité consultatif national de médecine transfusionnelle
                 Louise Deschenes, présidente, Comité de biovigilance du Québec
                 Stéphane Couture, directeur, relations gouvernementales et responsabilité sociale, Héma-Québec